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imageInteractions Santé - Décembre 2020


On ne naît pas « digital native », on le devient.

Les inégalités sociales face au numérique : l’impensé de la prévention

Lorsque l’on pense à la prévention autour des écrans, les risques associés à une surexposition nous viennent à l’esprit : on s’inquiète des dangers sur le développement neurologique de nos enfants, de la lumière nocive des écrans, de la dépendance aux jeux vidéo ou encore de la violence des réseaux sociaux et des fake-news qui envahissent le net.


Mais d’autres pistes d’interrogations co-existent autour de ces préoccupations légitimes : la sédentarité, la difficulté d’accès, l’illectronisme et l’usage social du numérique. Autant de dimensions où les inégalités sociales sont fortes et posent la question d’une prévention adaptée et adaptable.

Cet article explore les différents usages du numérique et leur rencontre avec les inégalités sociales. Un sujet central pour penser le développement de la prévention autour du numérique chez les jeunes.

Quelques repères sur les usages du numérique par les jeunes

Cela n’aura échappé à personne, en particulier dans cette période où le distanciel s’est imposé via la lutte contre la Covid-19 : les usages numériques s’amplifient. Chez les jeunes, les augmentations les plus significatives sont chez les 15-17 ans. Déjà en 2016, 97 % des garçons de 15-17 ans et 86 % des filles de cet âge passaient déjà au moins 2 heures par jour devant leurs écrans [1].

Face à cette massification des pratiques numériques chez les jeunes, on est tenté de penser qu’il faut surtout en limiter les usages. Cette observation est tout à fait pertinente en ce qui concerne l’activité physique : les études montrent que le temps consacré à l’activité physique est inversement proportionnel à celui passé derrière un écran [2]. Mais les choses se compliquent si on interroge les dimensions de ces usages. Derrière cette consommation de masse, assiste-t-on à une démocratisation des pratiques ?

L’outil numérique a vocation de permettre à l’individu d’améliorer sa participation aux divers domaines de la vie sociale. Mais cela nécessite un apprentissage, jalonné d’étapes successives qui sont inégalement franchies par les individus en fonction de leur position sociale [3].

Des inégalités d’accès aux ressources numériques : la fracture numérique au « premier degré »

La notion fréquemment évoquée pour parler des inégalités autour des écrans est celle de la fracture numérique. Elle désignerait prioritairement le problème de l’accès à l’équipement et à internet. En ce qui concerne les jeunes, on observe un taux d’équipement très important. Chez les 18-24 ans, 98 % possèdent un smartphone et 82 % déclarent un ordinateur au sein de leur foyer [4]. Un seul ordinateur ne suffit pas toujours avec plusieurs personnes au domicile – surtout en période de confinement. Or, la proportion des jeunes avec plusieurs ordinateurs à domicile n'est que de 34 % pour les 18-24 ans [5]. De fait, depuis quelques années, l’achat de smartphones est privilégié à celui de l’ordinateur, en particulier chez les plus jeunes. Cet outil numérique présente des avantages économiques, de mobilité et répond potentiellement mieux aux usages de cette catégorie d’âge [6].

Le premier maillon de la chaine de causalité sur les inégalités numériques se met donc en place : ce sont dans les catégories sociales les plus défavorisées que le taux d’équipement en ordinateur est le plus bas [7]. C’est là que l’on observe la fracture numérique dite au « premier degré » [8]. Cette dernière renvoie aux inégalités d’accès aux équipements et aux réseaux sociaux avec les cadres qui possèdent pratiquement 3 fois plus souvent plusieurs d'ordinateurs que les ouvriers et les employés (46 % vs 17%) [9].

La première étape est celle de l’accès aux ressources qui permettent de s’équiper et de se connecter :  c’est l’accessibilité matérielle à l’outil. Suivant vos possibilités à accèder à cette étape, vous pourrez développer plus ou moins de compétences vis-à-vis de l’outil. Par exemple, posséder un smartphone et un accès internet n’apportent pas les mêmes ressources et fonctionnalités qu’un ordinateur portable :  le traitement de texte pourrait rester pour vous un étranger. De ces compétences découlent des usages différents : récréatifs, administratifs, éducatifs… Et certains de ces usages améliorent la position sociale des utilisateurs, d’autres non [10].

Des inégalités dans l’appropriation des usages : la fracture numérique au « deuxième degré »

Ces différenciations sociales se retrouvent dans les usages qui sont faits du numérique : on peut parler ainsi d’une fracture « au deuxième degré » [11]. C’est à cela que font écho les observations d’un enseignant en SEGPA sur les jeunes qu’il suit tous les jours : « Ils savent jouer à Fortnite et publier des statuts sur Facebook ou des stories sur Snapchat. Ils sont aussi capables de trouver les clips de leurs artistes préférés sur YouTube et de suivre les carrières de telle ou telle star de télé-réalité sur Instagram. C’est quand il s’agit de faire un usage éducatif de l’outil numérique qu’ils redeviennent ces êtres chétifs et impuissants qu’ils sont devant un livre ou un cahier. » Ce témoignage illustre bien comment les usages des « digitals natives » sont hétérogènes : si les compétences autour du ludique sont partagées, il n’en va pas de même pour les dimensions éducatives, bureautiques, administratives, ou les recherches d’informations complexes.

Les jeux-vidéos constituent donc bien une forme de socle commun, mais même sur cette pratique, en regardant de plus près, on distingue des centres d’intérêts et des façons de procéder différentes [12]. Par exemple, les ouvriers jouent davantage à des jeux de course automobile et à des jeux de tir, alors que les jeux d’adresse sont plutôt plébiscités par les catégories les plus diplômées, avec des écarts dans les formes d’appropriation du médium [13].

« L’illectronisme » : l’illettrisme du numérique

Ces inégalités face aux jeux se retrouvent dans d’autres types d’usage des écrans. Le recours au numérique pour les démarches administrative et utilitaire occupe une place centrale. Or, 19 % des français, tous âges confondus, seraient « illectronistes », c’est-à-dire qu’ils ont dû renoncer à faire quelque chose dans les 12 derniers mois parce qu’il fallait utiliser internet et qu’ils ne le pouvaient pas [14].  Même si la part des illectronistes est plus importante chez les personnes âgées, 15 % des moins de 35 ans, pourtant considérés comme « digital natives », ont été confrontés à cette situation.

Comment intervenir en prévention pour lutter contre les inégalités numériques ?

Il s’agit bien d’un enjeu de santé globale, car la maîtrise des outils numériques dans leur rôle d’intégrateur social est centrale dans le parcours de vie des jeunes. Or, la prévention autour des usages du numérique minimise largement des différenciations sociales des usages. Certes, des actions sont engagées spécifiquement auprès des jeunes les plus défavorisés, comme le montre le recensement des pratiques de prévention mené par Emergence en Auvergne-Rhône-Alpes [15]. Mais la prise en compte d’une spécificité des usages et de modalités adaptées d’intervention reste rare :

  • Sur l’usage ludique, l’intervention autour de l’usage des jeux-vidéos est pensée comme universelle, sans adaptation aux intérêts et aux usages des différents milieux sociaux. Elle risque ainsi de renforcer les inégalités sociales de santé.

  • Sur l’usage éducatif, l’école s’empare de l’enseignement des TIC (Techniques d’Information et de Communication), mais les programmes s’attardent sur les compétences en programmation et commencent seulement à aborder des savoirs-faire sur la bureautique. Plusieurs acteurs du champ socio-éducatifs mènent également des programmes pour développer l’esprit critique face aux ressources en ligne. Des projets visant à développer des compétences de façon plus universelle sur la gestion des traces laissées dans le web pourraient être également intéressants.

  • Sur l’usage administratif, concernant les jeunes, les difficultés d’accès aux services et parcours administratifs sont rarement pensés : aucune action recensée en Auvergne-Rhône-Alpes n’en fait mention. Comme permettre aux jeunes les plus en difficultés de recourir aux ressources proposées et aux démarches administratives en ligne, par exemple la demande de bourses, de stages ou de formation.

Il est urgent d’actualiser et de développer les recherches pour mieux comprendre les usages contemporains du numérique des jeunes afin d’adapter des interventions suivant les besoins identifiés. des actions qui prennent en compte à la fois les questions d’accès, mais aussi de littératie numérique et de différentiation sociale des usages, au risque d’aggraver les ISS On ne nait pas digital, on le devient : à nous de prendre ce constat au sérieux pour réduire les inégalités numériques en mettant en œuvre des actions qui prennent en compte à la fois les questions d’accès, de littératie numérique et de différentiation sociale des usages. La réduction des inégalités sociales de santé en dépend.

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Rédaction :
Chloé Hamant, référente régionale recherche, Coordinatrice d’EMERGENCE - Dispositif d’Appui en Prévention et Promotion de la Santé , IREPS ARA

Bibliographie

[1] Verdot C., Salanave B., Deschamps V. Activité physique et sédentarité dans la population française. Situation en 2014-2016 et évolution depuis 2006-2007. Bull Epidémiol Hebd. 2020 ; (15) : 296-304.
[2] Verdot C. et al., 2020.
[3] van Dijk, J.A.G.M. (2013). A theory of the digital divide. Dans M. Ragnedda et G. W. Muschert (dir.), The Digital Divide. The Internet and Social Inequality in International Perspective (p 29-51). Londres : Routledge.
[4] Baromètre du numérique, CREDOC, 2019. 
[5] Baromètre du numérique, CREDOC, 2019.
[6] Baromètre du numérique, CREDOC, 2019.
[7] Baromètre du numérique, CREDOC, 2019. 
[8] Vaissade L et al, Les usages du numérique pour les publics fragiles : levier ou frein pour l’accès aux droits ? Focus de la PFOSS n°29, dec 2018.
[9] Baromètre du numérique, CREDOC, 2019.
[10] Brotcorne Périne, Pour une approche systémique des inégalités numériques parmi les jeunes en âge scolaire. Une approche sociocritique : quels apports à l’étude du numérique en éducation ?  Volume 21, Number 3, 2019.
[11] Vaissade L et al, Les usages du numérique par  les publics fragiles : levier ou frein pour l’accès aux droits ?  Focus de la PFOSS n°29, dec 2018.
[12] Mercklé, M. et Octobre, S. La stratification sociale des pratiques numériques des adolescents. Recherches en sciences sociales sur Internet/Social Science Research on the Internet, 1(1). 2012.
[13] Samuel Rufat, Hovig Ter Minassian, Samuel Coavoux, Jouer aux jeux vidéo en France. Géographie sociale d’une pratique culturelle. Dans L’Espace géographique  (Tome 43), pages 308 à 323, 2014.
[14] Enquête sur l’illectronisme en France, CSA Reseach, mars 2018.
[15] Document BIPP Ecran




Ressources complémentaires
Intervenir en promotion de la santé sur les écrans auprès des 12-25 ans
Ce document interactif offre un recueil d’actions mises en place en Auvergne-Rhône-Alpes sur la thématique des écrans en promotion de la santé pour les 12-25 ans.
Il a été réalisé par l'IREPS ARA dans le cadre du dispositif "Emergence".




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