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imageInteractions Santé - Décembre 2020


« Le numérique fait désormais partie de notre monde physique »

Avec la crise sanitaire, les écrans se sont imposés dans notre quotidien.
Qu’est-ce qui a changé dans notre rapport aux écrans ? Qu’est-ce que cela signifie dans notre rapport au monde et aux autres ?



Rencontre avec Mauro CARBONE,
Professeur de Philosophie, Membre honoraire de l'Institut Universitaire de France, 
Faculté de Philosophie Université Jean Moulin Lyon 3


En quoi la crise sanitaire a-t-elle impacté notre rapport aux écrans ?

Il est d’abord intéressant de rappeler que le New York Times a publié, le 31 mars 2020, un article qui s’intitulait « Le coronavirus a mis fin au débat sur le temps d’écran : les écrans ont gagné ! ». En le relisant aujourd’hui, à la lumière de ce qui se passe, on peut mesurer la naïveté des personnes interrogées dans cet article. Celles-ci disaient en effet : « Oui, les écrans ont gagné… Mais quand la pandémie sera terminée, d’ici quelques semaines, nous aurons encore plus envie d’avoir des contacts humains et de nous embrasser les uns les autres, nous redeviendrons plus humains. » Cependant, comme on pouvait le prévoir, les choses ne sont pas allées dans une telle direction. Alors, de ce point de vue, les raisons pour lesquelles les écrans ont gagné sont bien encore là.

La crise sanitaire a surtout montré notre retard culturel qui consiste à considérer les rapports par écrans comme une sorte de « plan B » à l’intérieur de nos vies. En effet, d’habitude nous considérons que notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes, doit se développer à travers le monde physique pour être pleinement « réel ». C’est ce que j’appelle le « plan A ». Seulement en cas de situations exceptionnelles, telle que la pandémie, nous nous autorisons à établir notre rapport au monde à travers un autre plan, le « plan B », en recourant aux écrans, mais en sous-entendant en même temps l’idée de revenir dès que possible au « plan A », celui du monde physique.

Le retard culturel, que j’évoquais plus haut, consiste donc à ne pas avoir réalisé que nous vivons désormais dans un âge numérique, à l’intérieur duquel les rapports via les écrans font normalement et spontanément partie de notre manière d’être au monde. On ne peut plus faire cette distinction entre le « plan A » et « le plan B », entre les mondes physique et numérique. Le numérique fait désormais partie de notre monde physique.

Et pourtant, en Occident, nous gardons des catégories culturelles très dualistes, dont la distinction entre les mondes physique et numérique est un exemple. C’est sur cette base que nous opérons comme un décalage entre notre manière de gérer notre rapport aux écrans et notre manière de le juger. D’un côté, nous utilisons les écrans tout le temps, même pour les choses les plus basiques ; mais de l’autre côté nous ne cessons de nous exclamer « ah, les écrans, quelles prisons ! » et d’y opposer l’exaltation improbable d’« échanges humains » qui ne pourraient se faire que dans le monde physique. D’ailleurs, ce sont précisément ces mots que m’adressait tout récemment un collègue de Nanterre se moquant de moi car j’appelais à la prudence par rapport à son colloque prévu « 100% en présentiel » à la mi-mars prochaine : « Je conçois parfaitement que cela ne soit pas votre manière de vivre et que les échanges humains vous importent peu », m'a t-il écrit. Voilà un exemple flagrant du retard culturel auquel je fais référence.

Malgré cet exemple, j’ai l’impression que la pandémie a néanmoins produit des avancées à ce sujet. Si certains rêvent de la magie d’un retour au « plan A », d’autres ont pu mesurer l’intérêt, par exemple, des occasions conviviales qu’ils avaient expérimentées par Skype pendant le confinement avec des gens à l’autre bout du monde. Pour la première fois depuis 30 ans, c’est-à-dire dès que l'utilisation de l'Internet a commencé à se répandre, ce retard culturel a donc été mis en cause, même de façon partielle. Il y a eu une prise de conscience massive de considérer les écrans comme des interfaces instituant des relations et non comme de simples surfaces nous entourant d’images.

De quelle manière les écrans ont-ils changé notre perception du réel et notre rapport aux autres ?

En Occident, beaucoup de personnes partagent le sentiment que les écrans nous emprisonnent. Cela évoque l’allégorie de la caverne de Platon, avec l’idée que nous vivons, entourés d’images et donc d’écrans, comme des prisonniers dans une caverne de laquelle il faut trouver le moyen de sortir.

Cette idée d’être prisonniers des écrans est ainsi ancrée depuis des millénaires dans notre culture occidentale. Notre retard culturel, c’est d’y croire encore aujourd’hui, de considérer encore une fois que les images nous trompent, qu’elles sont illusoires, qu’elles n’ont pas à voir avec le monde réel et qu’il faut s’en libérer. Mais ce même retard, c’est aussi de considérer les écrans comme des simples surfaces montrant des images : des complices à celles-ci. C’est pourquoi cette année j'ai voulu consacrer mes cours de théorie des images à une comparaison entre l’expérience du confinement dû à la pandémie et l’allégorie de la caverne.

Pour Platon le réel c’était le monde des idées au dehors de la caverne, et non pas celui de la connaissance sensible qui arrivait aux prisonniers de la caverne par les images. Pour nous, aujourd’hui, c’est impensable ! Nous considérons le réel comme quelque chose de concret, de physique… Cela met en évidence qu’il n’y a pas UNE définition univoque du réel qui soit valable pour chaque époque et chaque culture. Les humains d’une certaine époque et d’une certaine culture tendent à se reconnaitre autour d’une certaine conception du réel. Mais lors de grandes révolutions telles que la révolution numérique, ils sont appelés à renégocier ce qu’ils considèrent comme réel. Entrés dans l’âge numérique, nous sommes précisément dans une époque de transition pour trouver notre propre définition du réel.

Avec la crise sanitaire, l’écran s’est rapproché de son sens étymologique de « barrière ».
En quoi l’écran est-il protecteur ?

Avec la crise sanitaire, les recommandations à utiliser des masques ou des gestes-barrière, c’est-à-dire à « faire écran » aux contacts humains, nous rappellent que l’écran renvoie justement à la fonction de protéger : c’est d’ailleurs l’étymologie même du mot.

Au cours de la révolution numérique, les écrans, que le cinéma ou la télévision nous avaient habitués à considérer comme des simples surfaces pour montrer des images, sont devenus des écrans tactiles. Mais la crise sanitaire est liée précisément au problème du contact humain, du toucher. Par conséquent, les écrans tactiles sont devenus eux-mêmes un problème sanitaire, puisque nous sommes obligés de les toucher. C’est pourquoi on est en train de retravailler sur des technologies expérimentées il y a 5 ans en Allemagne : des « écrans tactiles sans contact ». L’écran va comprendre ce que vous voulez faire grâce à la chaleur et à la transpiration de vos doigts, sans vous obliger au contact, simplement en le survolant. En 2015, personne ne pensait que ce serait nécessaire !


Le confinement nous a appris aussi qu’à travers les écrans, lors d’une visioconférence par exemple, nous pouvons gérer notre visibilité pour les autres...

En principe, lors d’une visioconférence, nous établissons ce que nous voulons montrer de nous. Toutefois, notre communication visuelle est faite aussi d’expression du corps, de regards, qui peuvent même modifier à notre insu le message de cette communication… Il reste que nous cherchons tout le temps à établir ce que nous voulons faire entrer dans la surface de l’écran et ce que nous voulons laisser dans l’invisible. En ce sens, nous sommes censés savoir que les écrans redistribuent le visible tout comme l’invisible.

Néanmoins, notre époque est dominée par ce que j’appelle l’« idéologie de la transparence 2.0 » : aujourd’hui, tout doit être transparent, donc immédiatement et complétement visible. C’est pourquoi la transparence est devenue une notion très idéologique, qui prétend être précisément le synonyme d’immédiateté. Mais il faut faire attention au mot immédiateté, car il veut dire « absence de médiation ». En effet, l’idéologie dont on est en train de parler consiste à affirmer que la transparence c’est l’absence de médiation… alors que si, il y a toujours de la médiation dans la transparence ! Comme le mot latin d’où il vient le suggère, ce terme, par définition, implique un médium à travers (trans) lequel l’apparaître advient. Et donc il exclut le caractère « absolu » de la transparence elle-même. Il y a toujours un filtre, une médiation. Ce qui apparaît passe à travers un médium, ce qui signifie bien que la médiation est toujours là.

L’identification de la transparence à l’immédiateté donne donc lieu à une idéologie très dangereuse, celle d’un certain type de populisme qui nie la nécessite des médiations – celles de la politique tout comme celles des médias – au nom de l’immédiateté. Avec le risque d’accorder du crédit aux fausses nouvelles, aux fake news.

C’est pourquoi il y a une énorme responsabilité de la part des grands groupes informatiques qui ne font pas assez de filtre, pas assez de médiation par rapport aux fake news. Il faut ne pas cesser de lutter contre cela, dans l’idée que la transparence ce n’est pas l’immédiateté et que des filtres sont nécessaires, surtout en ce qui concerne les réseaux sociaux. Bien sûr, ces filtres doivent être vérifiés de manière démocratique. Par exemple, aujourd’hui nous n’avons aucune idée des algorithmes utilisés par Facebook. Il faut demander un contrôle démocratique sur les algorithmes des réseaux sociaux afin de réduire le pouvoir énorme des GAFAM (1).


Les écrans peuvent parfois amplifier des inégalités (fracture numérique, différences d’usages…) : quelle réflexion devrait-on inscrire dans une démarche de lutte contre ces inégalités ?

Nous vivons désormais dans un âge numérique, il s’agit d’une tendance massive et irréversible. C’est pourquoi, lutter contre les inégalités ne veut pas dire, dans un contexte de pandémie, obliger tous les étudiants à aller en présentiel (masqués mais sans forcément de distanciation physique) à l’université. Prétendre cela, ce n’est que mettre en évidence le retard culturel d’après lequel le présentiel serait le « plan A ».

Il aurait fallu se poser la question des inégalités dès le début du premier confinement, en faisant notamment le recensement des inégalités informatiques. Pour les universités, cela aurait voulu dire équiper les étudiants en les mettant tous dans la condition de pouvoir suivre convenablement des cours en ligne, en protégeant ainsi leur santé et celle de leurs proches. En France, par contre, on a cru qu’après le confinement du printemps 2020 tout redeviendrait « normal ». Résultat : à la rentrée, la plupart des universités n’étaient pas préparées du tout à la deuxième vague et à l’organisation des cours en distanciel. Et on connait la suite. Voilà que notre retard culturel devient un retard social et politique. Mais si nous vivons dans un âge numérique, le numérique n’est plus un « plan B » auquel on ferait appel uniquement si le « plan A» n'est pas possible. Il faut accepter cette révolution numérique, l’accompagner et savoir l’utiliser, plutôt que de croire illusoirement à un retour à une époque antérieure. Car il n’y aura pas de marche en arrière.

(1). Acronyme des géants du web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.


Propos recueillis par Anne Demotz, IREPS ARA.
Entretien réalisé pour la lettre Interactions Santé,  IREPS ARA, décembre 2020.


Mauro Carbone



Mauro Carbone, spécialiste d’esthétique, membre honoraire de l’Institut Universitaire de France, est professeur de Philosophie à l’Université Jean Moulin Lyon 3 (France), où il a fondé et dirige le Groupe permanent de Recherche « Vivre par(mi) les écrans ».Il a co-dirigé, au sein de ce groupe, les volumes collectifs Vivre par(mi) les écrans (Dijon, Presses du réel, 2016), Voir selon les écrans, penser selon les écrans (Paris, Mimésis, 2016), Des pouvoirs des écrans (Paris, Mimésis, 2018), ainsi que L’avenir des écrans (Paris, Mimésis, 2020).

Ses recherches actuelles sont focalisées sur les rapports entre l’expérience visuelle contemporaine et la philosophie à faire aujourd’hui. À ce sujet, parmi ses livres personnels les plus récents figurent notamment Être morts ensemble : l’événement du 11 Septembre 2001 (Genève, MētisPresses, 2013), La chair des images (Paris, Vrin, 2011) et Philosophie-écrans (Paris, Vrin, 2016).