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imageInteractions Santé - Avril 2021


« Sur la question de l’hésitation vaccinale, les enseignants peuvent contribuer à la construction d'un jugement critique et éclairé »

La vaccination, comme d’autres questions socialement vives, fait débat dans la société.
Comment, à l’école, développer l’esprit critique des plus jeunes dans leur rapport au savoir scientifique ? Et comment aider les enseignants à y parvenir ?

Entretien avec Baptiste BAYLAC-PAOULY et Olivier MORIN,
chercheurs au laboratoire S2HEP de l’Université Lyon I, qui ont lancé des expérimentations et analyses dans des classes de collège.


Votre projet s’appelle CEHVAC : Controverses, Enseignements et Histoire de la VACcination.
Quelle est son origine et son ambition ? 

Baptiste Baylac-Paouly

Nous avions remarqué que dans les manuels scolaires des futurs enseignants en SVT, l’histoire de la vaccination n’était abordée que par des « clichés », autour de figures comme Pasteur et Jenner, présentés comme des héros de façon quasi mythologique. Dans ces récits sous forme d’ « histoires-batailles », tout le contexte était occulté.

Alors comment donner une vision moins tronquée de l’histoire vaccinale, en y intégrant les paramètres politiques, économiques et socioculturels ? Ce fut la question à l’origine de notre projet. Mais nous n’avons pas de positionnement pro-vaccins ou anti-vaccins. Notre ambition, c'était de mettre des informations justes à disposition des élèves, des étudiants et des adultes, pour qu'ils puissent faire leur choix. 


Olivier Morin 

Nous avons aussi constaté que la vaccination est une question socialement vive d'un point de vue scientifique, sociétal mais aussi didactique parce qu’elle met en difficulté les enseignants, notamment en sciences, qui s'interrogent beaucoup sur la légitimité des savoirs qu'ils peuvent transposer, sur leur discours et la posture à adopter vis-à-vis des élèves. 

A travers la question de la vaccination, nous portons surtout l'idée qu’il y a une valeur ajoutée à considérer les dimensions sociales des questions scientifiques, et réciproquement : former un citoyen en 2021, c'est construire un certain rapport aux sciences et au politique, un rapport qui n'est plus celui des années 90 par exemple, où l'entrée dans les apprentissages des sciences se faisait uniquement par les questions de sciences, et très rarement par des questions sociétales.  Ce projet CEHVAC est donc porté par cette intention de former des citoyens libres, éclairés, en construisant dans l’école un rapport au savoir en prise avec leur réalité sociale. 

Comment s’est déployé le projet ?

Olivier Morin 

Notre projet a démarré en 2018 dans un double contexte : d’une part l’obligation vaccinale venait de passer de 3 à 11 vaccins. D’autre part, dans le cadre de la réforme des lycées, la pensée critique était de plus en plus mise en avant par l’Education nationale, avec par exemple l’intégration de l'expression "socialement vive” dans les programmes scolaires. Dans l'enseignement commun de sciences au lycée, tout chapitre commence désormais par une rubrique qui s'appelle Histoire, Enjeux et débats, pour comprendre l'histoire des concepts, des controverses, et leurs implications sociales. 

Nous avons d’abord encadré des travaux de recherche puis notre projet a pris de l’ampleur. En 2020 nous avons obtenu un financement de l’Education nationale dans le cadre d’un LEA (Lieu d'Education Associé). Nous avons construit un programme de recherche qui rapproche les enseignants, les didacticiens et les historiens, de façon à construire des ressources qui sont testées dans les classes.

Grâce à ce LEA, depuis septembre 2020, nous sommes entrés dans une phase d’expérimentation de 3 ans : nous proposons de construire avec les enseignants des séances inédites en classe, en croisant différentes disciplines, pour mieux comprendre les façons de s’emparer des questions socialement vives dans les enseignements, et notamment la QSV de l’hésitation vaccinale. Et c’est au collège Louis Aragon de Mably, dans la Loire, que nous travaillons actuellement. Nous enregistrons les débats avec les élèves, nous récupérons les productions des élèves et des enseignants, pour ensuite les analyser et définir les stratégies à modifier, dans un principe de recherche collaborative. Le but de notre recherche n’est pas d’avoir une posture idéologique, ni sur les vaccins ni sur la didactique des questions socialement vives, mais de démontrer, sur la base d’éléments factuels, ce qui peut permettre aux élèves d’apprendre à développer leur pensée critique. 

Comment collaborez-vous avec les enseignants du Collège Louis Aragon et comment se déroulent les séances avec les élèves ?

Olivier Morin 

Notre état d’esprit, c’est de travailler dans une construction collaborative, sans schéma standard prédéfini par les chercheurs, mais en s’appuyant sur l’expertise, la pratique et la créativité des enseignants. Certains, au collège Aragon, avaient déjà pris des initiatives pour développer l’esprit critique des élèves vis-vis des médias : avec des séances sur les OGM, par exemple, menées par le professeur d’Histoire-Géographie sur la base d’étude de documents ; ou encore avec un débat « Qu’est-ce qu’une information scientifique ? », envisagé par la professeur d'Anglais, en utilisant par exemple des captures d’écrans Facebook. 

Nous avons mené par la suite d’autres expériences : le professeur d’histoire-géographie, par un jeu de déstabilisation successive, a montré aux élèves à quel point nous sommes tous influençables et susceptibles de changer d’avis, en prenant pour thème la médiatisation des prises de position du Professeur Raoult et les polémiques concernant le traitement de la Covid-19 par l’hydroxy-chloroquine.

Avec l’enseignant de SVT, nous avons également passé 6 mois à construire 3 séances à propos de la vaccination contre le papillomavirus humain. La question de la vaccination est en effet étroitement liée dans les programmes de SVT du collège à la circulation des infections sexuellement transmissibles. Après avoir consacré une séance à l’éclairage de savoirs stabilisés,  le professeur a engagé les élèves  de 4° dans une « expertise » de documents dont il leur a demandé d’évaluer la pertinence et la fiabilité. Chaque groupe de 6 élèves a analysé un document différent, plus ou moins exact ou tendancieux sur le sujet. Puis, en groupes recomposés, les élèves se sont mutuellement présenté leurs analyses des documents et ont pris une position collective.

Les élèves ont focalisé leurs débats sur la question « Y a-t-il plus de risque à être malade ou à être vacciné ? » Le professeur, en fin de séance, a rappelé que parmi les valeurs portées dans l’école, il y a la solidarité. Et que des arguments scientifiques et éthiques peuvent conduire à accepter de prendre un risque individuel (les effets indésirables), afin d’œuvrer pour un bien collectif. Ce changement d’échelle de raisonnement, de l’individuel au collectif, est essentiel du point de vue sociétal, mais aussi du point de vue des apprentissages scientifiques : il donne accès aux élèves au concept d’immunité de groupe, central en épidémiologie et étroitement lié aux programmes d’immunologie.


Pour développer l’esprit critique des ados à l’ère des réseaux sociaux, faut-il faire différemment ?

Olivier Morin 

Les réseaux sociaux ont forcément un impact sur la construction de la personnalité d'un adolescent. Les études montrent bien que pour un ado en France, la fiabilité d'une information est principalement liée au nombre de vues et de  « like » qu’il va trouver sur un réseau social.

Il serait dommage d’en déduire une vision caricaturale, qui opposerait  d’une part une circulation de mauvaises informations sur les réseaux sociaux, et d’autre part les certitudes de la science avec le poids de son autorité, assenée à l’école. De la même façon, il serait très réducteur , sur le sujet de l’hésitation vaccinale, d’opposer les « antivax » sur internet et les « provax » à l’école. Un rapport émancipé au savoir peut se construire dans l'école sans  être dogmatique. En laissant les élèves exprimer leur opinion en construction et enquêter sur les questions vives de leur quotidien, les enseignants et les chercheurs en Sciences de l'éducation reconnaissent le fait que chacun gagne à reconnaitre le doute, l'incertitude, la contre-argumentation

La didactique, qui est une science pourtant jeune, nous a bien appris cela : pour enseigner, il est nécessaire d’ identifier les représentations et conceptions des élèves afin de dépasser des obstacles à la compréhension. Notre ambition, c’est aussi de considérer ces représentations vis-vis des implications des innovations technoscientifiques, de ce que la science transforme dans notre vie. Et nous sommes peut-être en train de vivre la reconnaissance de l’hésitation vaccinale : les enseignants ne sont pas forcément des promoteurs de vaccins et peuvent contribuer à la construction d'un jugement libre, critique, argumenté et éclairé. 


L’hésitation vaccinale n’est-elle pas au fond liée à un rapport de confiance ?

Baptiste Baylac-Paouly

Oui, l'hésitation vaccinale n’est pas seulement liée aux vaccins. Elle cristallise d’autres problèmes comme la défiance vis-à-vis des autorités, de la politique, des élites. Mais au sein de ce qu’on appelle le mouvement anti-vaccination, seulement 2% environ n’a confiance en aucun vaccin. On rencontre dans ce mouvement plutôt une nébuleuse de personnes qui doutent, à un moment donné, concernant un ou des vaccins particuliers. L’hésitation vaccinale est une tendance très mouvante, il faut donc être très vigilant à ne pas stigmatiser abusivement une partie des personnes qui émettent des doutes, ce qui reviendrait à ne pas creuser le problème.

Olivier Morin 

La question de la confiance fait partie de nos éléments d'observation. Quand on demande aux élèves d’argumenter leurs prises de position, on constate qu’ils citent assez rarement les éléments apportés par leurs enseignants… et réciproquement ! Quand on demande aux enseignants d’identifier les acteurs qui, selon eux, ont un discours important à considérer sur la vaccination, ils parlent de l'OMS, du ministère de l'Education nationale, des firmes pharmaceutiques, des médecins, mais rarement des élèves. 

Les élèves font donc peu de liens entre leurs arguments, issus de leur environnement médiatique, et ce qu'ils ont appris à l'école… et les enseignants ont du mal à considérer que les élèves peuvent prendre la parole sur un tel sujet.

Cette notion de confiance était aussi au cœur de la séance en classe sur le papillomavirus. Le professeur disait aux élèves : vous allez travailler aujourd’hui avec des informations dont je ne garantis pas la validité, ce sera à vous d'en discuter et de l'apprécier. Du coup, les élèves s’interrogent sur les discours portés dans les documents : « pourquoi j’écoute cette personne, plutôt qu'une autre ? » Ce qui permet ensuite de construire des grilles avec des critères de confiance et d’évaluations sur la qualité des informations. Ce type de séance permet de reconnaître que la confiance dans le média ou le médiateur peut être débattue, tout en tenant compte des modèles explicatifs qu’ont les élèves sur le monde qui les entoure. 


Dans votre projet, vous envisagez de fournir des ressources pour d'autres enseignants. Quelles seraient les conditions pour transférer ces expériences ? 

Olivier Morin 

Nous construisons actuellement des outils d'analyses pour objectiver les résultats à partir de productions d'élèves. Mais au terme de notre expérimentation, comment pourrons-nous transférer cela à d’autres enseignants qui ne sont pas déjà impliqués dans ce genre de projet ? Notre projet au Collège Louis Aragon a été favorisé par le fait que je connaissais déjà le professeur de SVT, désormais « référent établissement » de notre dispositif, et qu’il était depuis longtemps mobilisé sur ces questions.

Nous sommes donc en train de contacter des formateurs, dans l'enseignement, dans le monde associatif ou dans l'éducation à la santé, pour qu’ils réfléchissent avec nous aux conditions de transferts.

Mais notre but n'est pas de de fournir des ressources clé en main ou des listes de bonnes pratiques. Nous voulons mettre à disposition des ressources qui seront à réapproprier dans chaque contexte et par chaque acteur, ainsi que des points de vigilance, à partir de productions et d’éléments d'observations. 


Qu’est-ce qui vous a particulièrement surpris pendant ce projet ? 

Olivier Morin 

Il y a seulement 3 ans, les questions socialement vives ou la vaccination étaient perçues comme des sujets anecdotiques et marginaux. Quand nous répondions à des appels à projets, nous nous confrontions souvent à des incompréhensions.

Mais depuis le début la pandémie, de plus en plus de gens s'intéressent à nos recherches ! Elle révèle l'importance d’éduquer à une forme de citoyenneté active et critique scientifiquement éclairée.

Baptiste Baylac-Paouly

En effet, avec la pandémie les choses se sont débloquées assez facilement pour nous, avec une réponse positive pour le LEA en juin 2020, après un 1er échec. Tant mieux, mais arrêtons d’être toujours dans la réaction, dans l’urgence ! On voit bien que le développement du vaccin n’est qu’une partie du problème de la vaccination, et que tous les aspects géopolitiques, économiques, structurels, logistiques sont aussi à interroger. Si on continue à attendre un événement dramatique pour constater que des personnes travaillent déjà sur ces questions-là, nous aurons toujours un train de retard. 


Que conseilleriez-vous à des enseignants qui souhaiteraient, en classe, débattre sur des questions socialement vives ou sur des sujets scientifiques qui portent à discussion ? 

Olivier Morin 

Je conseillerais d’abord aux enseignants de se faire confiance et de considérer qu'ils sont eux-mêmes des personnes critiques à part entière. Et donc qu’ils sont tout à fait à même de s’approprier les programmes de leur discipline et de les enseigner en prenant en compte les représentations, les positionnements et les interrogations de leurs élèves vis-à-vis des enjeux contemporains. On peut par exemple aborder la question de la PMA et de la GPA pour enseigner la génétique, ou la lutte contre la Covid-19 pour aborder le fonctionnement des institutions en HG-EMC. Il suffit de regarder le journal de 20 heures, les exemples ne manquent pas !

Je leur dirais aussi : libérons-nous des discours simplistes et tout faits que l’on peut parfois trouver dans des manuels scolaires. Pour s'emparer d'une question socialement vive, il s’agit d’aller chercher des éléments dans des manuels bien sûr, mais pas seulement, et de replacer les savoirs stabilisés dans la diversité des discours liée à la diversité des points de vue.

Enfin, le 3ème conseil serait : utilisez  une « carte des controverses » . S'emparer d'une question socialement vive, c’est un peu partir à l'inconnu, au risque de s'égarer :  si on parle de l'hésitation vaccinale, s’agit-il de la confiance dans les pouvoirs publics, des mécanismes de réponse immunitaire induite et des effets indésirables d'un vaccin, des indicateurs de la balance bénéfice/risque pour telle ou telle maladie, du mode de calcul du rapport coût /efficacité à l’échelle d’une nation, de la responsabilité individuelle vis-à-vis de la circulation d'un virus ?, etc. Chacun de ces domaines comporte de multiples controverses. C’est pourquoi il me semble préalable d’ essayer d'y voir clair soi-même sur ce qui est débattu et ne l’est pas, de faire le point sur les savoirs stabilisés et ceux en construction.


Propos recueillis par Anne Demotz et Léo Calzetta, IREPS ARA.
Entretien réalisé pour la lettre Interactions Santé,  IREPS ARA, avril 2021.


Olivier MORIN et Baptiste BAYLAC-PAOULY



Olivier Morin

Maitre de conférence en Sciences de l’Éducation, directeur adjoint du laboratoire S2HEP (Sciences, Société, Historicité, Éducation et Pratiques) de l’Université de Lyon. Professeur agrégé, il a enseigné les Sciences de la Vie et de la Terre en collèges et en lycées avant de devenir formateur d’enseignants en didactique des sciences à l’INSPE. Ses travaux actuels portent sur les intérêts et limites à appréhender les Questions Socialement Vives en matière d’environnement et de santé dans la double perspective d’éducation scientifique et d’éducation citoyenne.

Baptiste Baylac-Paouly

Historien des sciences de la santé en tant qu’enseignant contractuel à temps plein à la faculté de médecine Lyon-Est et chercheur associé au S2HEP. Ses thématiques de recherche portent sur les stratégies et les politiques de luttes contre les maladies infectieuses au XXème siècle.