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imageInteractions Santé - Septembre 2021

Mieux-être des enfants et des adolescents : appréhender autrement les conflits pour une coéducation plus constructive

« Il faut tout un village pour éduquer un enfant.» Ce dicton fait généralement consensus, tout le monde s’accordant à penser, que dans une société de plus en plus complexe, l’éducation des enfants est une responsabilité partagée. Chacun peut, doit, dans la complémentarité, apporter sa contribution à l’épanouissement des futures générations.

Pourtant s’il existe tous les jours de belles réussites, dans les faits, les relations entre les acteurs éducatifs sont fréquemment empreintes de non-dits, d’incompréhensions et de malaises, et leur coopération une entreprise souvent périlleuse.

Le conflit est-il inhérent à la coéducation ? C’est l’hypothèse que nous faisons ici, en considérant que la prise en compte de cette conflictualité peut faciliter l’instauration de relations plus constructives, pour le mieux-être des enfants et des adolescents.

« Jongler » avec des postures éducatives diverses, voire contradictoires

Le quotidien des enfants et adolescents est une succession de cadres éducatifs divers : chez eux d’abord, puis chez la nounou ou à la crèche, en classe, mais aussi à la cantine, et en passant par les activités périscolaires avant de retrouver le cercle familial, (parfois les grands-parents), ou l’internat. Nous pourrions poursuivre la liste avec les clubs sportifs ou culturels et les centres de loisirs fréquentés le mercredi et pendants les vacances scolaires.

Ce sont là, autant d’espaces éducatifs qui proposent, imposent des attendus, des exigences, des règles, des latitudes et des droits différents.
Bien sûr il y a des valeurs et des grands principes partagés, mais il y a fort à parier qu'il existe aussi bon nombre de contradictions implicites avec lesquelles enfants et adolescents doivent "jongler". Il suffit pour s’en convaincre, d’observer ce qui se dit lors d'un repas d’une seule et même famille qui rassemble autour de la table les différentes générations…

La diversité qu’offrent ces modèles éducatifs est sans aucun doute source de richesse pour l’enfant. Mais elle peut aussi, lorsque les adultes ne parviennent pas à se mettre d’accord - ou lorsqu’ils n’ont même pas conscience de leurs divergences - placer involontairement l’enfant dans des injonctions paradoxales. Et c’est là une potentielle source de mal-être pour cet enfant ou adolescent qui, pris dans des conflits de loyauté, ne sait plus à quel cadre se référer sans être pris à défaut.

Vers une plus grande cohérence éducative pour le bien-être des enfants et des jeunes

Coéduquer implique de coopérer - littéralement « opérer avec ». Cela implique d’avancer conjointement dans une perspective commune, de poursuivre des intentions et des objectifs partagés. A ce propos, Eric Favey distingue la « collectivité éducative », constituée de l’ensemble des acteurs qui œuvrent sur un territoire du fait des responsabilités éducatives qui leur incombent, de la « communauté éducative ». En effet, celle-ci suppose selon lui « des acteurs éducatifs qui se reconnaissent dans des objectifs communs, dans des manières de se comporter, de construire, qui décident de s’allier, de coopérer pour faire en sorte que leurs ambitions éducatives aient des chances de trouver un aboutissement cohérent » [1] .

Coéduquer nécessite en conséquence l’adoption d’une posture d’ouverture et d’accepter la complexité pour « combiner » avec d’autres champs de compétences, d’autres statuts, d’autres histoires, d’autres cultures. Autant dire que si cette idée fait consensus, sa réalisation n’est pas une mince affaire. Elle est complexe et l’est évidemment plus encore lorsque les enfants et les adolescents échouent dans les apprentissages, peinent à trouver leur place parmi leurs pairs et à s’inscrire dans leur vie future.

Ces difficultés peuvent faire éprouver aux adultes des sentiments d’échec, d’impuissance et de la culpabilité, et dans de telles circonstances une remise en question est difficile. Chacun ayant tendance à rejeter la faute sur d’autres et à désigner les responsables : l’incompétence des animateurs, le manque d’investissement des enseignants, la démission des parents…  il n’est pas rare d’observer que les relations se tendent, se crispent, se dégradent, parfois même jusqu’à la violence.

Si à l’inverse on part du principe qu’en matière d’éducation, chacun de sa place, essaye de faire de son mieux, alors l’idée de la coéducation peut devenir enthousiasmante. Mais quel que soit l’enthousiasme il importe de sortir du romantisme, parce que coéduquer ne va pas de soi. A ce propos, Catherine Hurtig-Delattre considère qu’« Il ne s’agit pas de favoriser la tension ou l’opposition, mais de les accepter comme constitutives d’une situation de dialogue dans laquelle les protagonistes ne peuvent pas être toujours d’accord. La coéducation n’est pas une science exacte, elle est affaire de valeurs et de méthodes. Il y a de multiples manières d’éduquer un enfant à la maison et de multiples manières de gérer une classe. A partir de là, la complémentarité doit se construire en acceptant non seulement les différences, mais aussi les désaccords. C’est ce que j’appelle « le deuil de l’entente cordiale » car cette entente ne peut être à mon sens qu’une illusion avec prise de pouvoir d’un côté ou de l’autre. L’acceptation des tensions et des débats, c’est le propre de la démocratie… » [2]

En cherchant à appréhender autrement la conflictualité inhérente aux relations entre les acteurs d’une collectivité éducative, la coéducation s’envisage sous un jour nouveau, faisant apparaitre des chantiers prometteurs en exigeant de chaque protagoniste d’autres savoir-être.

Favoriser l’émergence des conflits pour prévenir la violence, et « s’accorder »

Nos représentations sociales du conflit sont plutôt négatives. Parce que le conflit représente un risque non négligeable de ruptures dans les relations, on l’associe essentiellement au désordre, à la destruction et au chaos. Ces représentations sont raccrochées aux émotions les plus désagréables et se confondent souvent avec la violence. (À l'origine le « conflit » signifiait littéralement « con - flingere », c'est-à-dire heurter, frapper). L’idée même d’avoir à vivre un conflit nous place donc inévitablement dans l’inquiétude et nous mettons, naturellement, tout en œuvre pour l’éviter.

Si nous avons souvent tendance à confondre conflit et violence, ce sont pourtant deux types de rapports bien différents qu’il convient de distinguer.

  • La violence est une relation de domination qui n’autorise pas l’altérité. Qu’elle soit physique ou psychologique, elle se caractérise précisément par des rapports fondés sur une logique d'éradication de la différence. L’Autre, quel qu’il soit, est envisagé comme un ennemi à faire disparaitre, à supprimer.

  • Le conflit se définit comme une relation d’opposition dans laquelle chacun est considéré comme ayant droit d’exister dans sa singularité. En ce sens et contrairement à la violence, elle comprend une dimension d'équité. Ainsi, si les individus en désaccord s’opposent, ils peuvent trouver dans le partage des ressentis et des pensées l’opportunité de s’enrichir du point de vue de l’autre. Et sans chercher nécessairement une résolution rapide, ni même un compromis, le conflit devient simplement l’occasion de "s’accorder".

Dans le webinaire « conflit à l’école » Eric Debarbieux pose comme principe qu'« il n’y a pas de vie sans confrontation, il n’y a pas de vie sans conflit (…) Il y a des conflits qui s’apaisent, des conflits qui continuent de générer de la violence. » [3] Le conflit fait partie de la vie et c’est finalement notre tendance à l’éviter qui favorise l’émergence de la violence. C’est ce que confirme le sociologue Michel Wieviorka : « Il ne faut pas avoir peur, c’est un paradoxe, de reconstituer du conflit, de la relation conflictuelle pour éviter la violence » [4].

Mais si coéduquer suppose de rencontrer l’altérité et de faire avec des tensions, il ne s’agit pas pour autant d’accepter l’agressivité sous quelques formes que ce soit. Le problème ainsi posé, on peut se demander quelles sont les conditions favorables à l’émergence des conflits, pour qu’ils ne se transforment pas en violence, mais qu’ils contribuent à l’inverse à une coéducation plus constructive.

Quels espaces de rencontre et de négociation pour rendre la coéducation plus constructive ?

La coéducation est une affaire d’intention. Elle implique que les différentes parties soient favorables à la rencontre et à l’échange, y compris lorsque la relation est conflictuelle. Mais pour que le conflit révèle son potentiel créatif, les bonnes volontés souvent ne suffisent pas. Il est nécessaire d’élaborer collectivement un espace de négociation, avant de procéder avec méthode à la délibération.

Deux démarches nous paraissent particulièrement éclairantes pour faciliter l’identification des conditions favorable à une négociation constructive :

  • Les Cercles Restauratifs de Dominic Barter (inspiré par la communication non-violente de Marschall Rosenberg) :
    « Un cercle réparateur est un processus communautaire de soutien aux personnes en conflit. Il rassemble les trois parties à un conflit - ceux qui ont agi, ceux qui sont directement touchés et la communauté au sens large - dans un contexte systémique choisi, pour dialoguer sur un pied d'égalité. Le processus de dialogue utilisé est partagé ouvertement avec tous les participants. Il se termine lorsque des actions ont été trouvées, qui apportent un bénéfice mutuel, qui nourrit l'intégrité inhérente de toutes les personnes impliquées dans le conflit. »

  • La construction de désaccord féconds de Céline Poret et Patrick Viveret [5] :
    « Regarder un désaccord comme une source d’enrichissement et non comme un problème ne va pas de soi. Cela implique d’être dans une réelle posture de rencontre de l’autre et d’accepter d’assagir pour un temps cette part, pleine de certitudes, qui siège en chacun de nous pour qu’elle se mette vraiment à l’écoute des convictions des autres. Il n’est nullement question d’abandonner ses propres convictions mais juste d’accepter qu’elles peuvent être nourries, nuancées, affinées en échangeant avec d’autres. Cependant, abandonner ses propres défenses pour aller vraiment à la rencontre de l’autre n’est pas non plus toujours aisé et un cadre de sécurité peut s’avérer nécessaire ».

Pour une reconnaissance et une considération mutuelles

Coéduquer ne se décrète pas. Si la coéducation suppose de faire un pas vers l’autre, nul doute qu’il ne s’agit pas d’injonction, mais plutôt de curiosité, de désirs et de temps. Reconnaitre l’autre tout à la fois différent et partenaire d’un projet commun, exige un effort partagé de compréhension mutuelle et de la patience. Ensuite, lorsque les conditions sont réunies et que chacun essaye, l’inattendu peut advenir. Pour illustrer cette idée, voici une modeste expérience qui nous a permis de faire se rencontrer des animateurs jeunesse et les enseignantes d’une école élémentaire de la Drôme, dont la relation était devenue conflictuelle.

Initialement tous s’étaient mis d’accord sur le fait que les animateurs venaient chercher les enfants dans la classe à la fin de l’école. Mais dans la réalité les choses se sont montrées plus compliquées. En effet, avec cette nouvelle organisation, les enseignants ne pouvaient plus ranger la classe avec les enfants et terminer dans le calme. Or c'est un rituel important pour clôturer ensemble la journée. Par leur présence et leur attitude, les animateurs modifiaient le comportement des enfants, faisaient irruption dans l’espace professionnel des enseignants qui le vivaient comme un manque de respect.

De leur côté les animateurs ont projeté dans la posture des enseignants un manque de reconnaissance, parfois à la limite de l’arrogance. Parce qu’en effet, la réalité de la mission des animateurs est tout autre : ce qui est « animé » est précisément « doué de vie », « doué de mouvement »... Animer un groupe, c'est donc précisément « lui donner de la vivacité, de la vie ».

On voit bien qu’il ne suffit pas de partager un lieu et une heure pour coéduquer. Le défaut de discussion sur la passation du relais et les stéréotypes, de part et d’autre, risquait de transformer les bonnes volontés en une confrontation stérile entre deux cultures et des intentions antinomiques.

Nous avons accompagné la rencontre entre ces deux corps de métiers qui œuvraient « en parallèle » auprès des mêmes enfants, se croisant sans se connaitre, sans se reconnaitre. Nous nous sommes d’abord mis d’accord sur ce qui faisait convergence, à savoir que tous œuvrent pour l’épanouissement des enfants. Et partant du principe, que chacun tente de faire au mieux le travail qui lui est confié, chacun a eu l’opportunité d’exprimer ses pensées et ressentis, sur ce moment particulier de la journée.

A cette occasion, les animateurs ont découvert que la plupart des enseignants étaient formés aux métiers de l’animation, et qu’ils avaient, plus jeunes, exercés dans ce secteur pour lequel ils avaient de l’estime. Cette proximité professionnelle, insoupçonnée jusqu’alors, a modifié les regards des animateurs et facilité sur certains points au moins, la compréhension mutuelle.

De leur côté, les enseignants ont pris conscience de la qualité des relations que les animateurs entretenaient avec les parents d’élèves, précisément là où eux-mêmes sont parfois mis en difficulté. En effet, ces relations, souvent agréables, (notamment parce que dégagées des enjeux de la scolarité), étaient une source de satisfaction professionnelle pour les animateurs et un soutien évident pour les parents en difficulté. Pour ces enseignants, les animateurs devenaient du même coup des ressources potentielles pour un rapprochement avec les parents - en particulier ceux les plus éloignés de l’école.

Ces quelques heures ont été bien trop insuffisantes au regard du chantier colossal que tous pensent nécessaire. Mais déjà elles ont permis quelques avancées. Chacun a trouvé dans cette rencontre l’opportunité de découvrir, au-delà des identités institutionnelles et des fonctions, des personnes au parcours singulier. Les peurs réciproques atténuées, ainsi que l’identification de motivations et de difficultés professionnelles en partie partagées, ont fait place au désir d’en savoir plus et aux champs des possibles.

Les enfants et adolescents se portent mieux lorsque les adultes parviennent à maintenir une reconnaissance et une considération mutuelles. Par leurs savoir-être, ils sont les témoins d’une capacité à se rencontrer malgré les incompréhensions et les divergences. Ces attitudes, qui constituent un levier pertinent pour le bien-être de tous, mériteraient d’être valorisées.

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Rédaction :
Nicolas BAZIN, chargé de projets en éducation et promotion de la santé, IREPS ARA / Drôme.

Bibliographie

[1] Eric FAVEY, Vice-Président de la Ligue de l’Enseignement.
[2] Entretien de Catherine HURTIG-DELATTRE, auteure de « La coéducation à l’école c’est possible » (Ed. Chronique sociale).
[3] Eric DEBARBIEUX – Docteur en science de l’éducation, spécialiste des problématiques de harcèlement et de violence à l’école. Michel WIEVORKA Sociologue - Entretiens tirés du webdocumentaire « Conflits à l’école : savoir les prendre en compte pour un meilleur climat scolaire »
[4] Michel WIEVORKA Sociologue Entretiens tirés du webdocumentaire « Conflits à l’école : savoir les prendre en compte pour un meilleur climat scolaire ».
[5] Céline PORET et Patrick VIVERET philosophe, essayiste et cofondateur des Dialogues en humanité.


Ressources complémentaires

Coéducation des ados : « La cohérence, c'est ce qui permet de construire un sens commun à partir de contributions différentes »
Entretien avec Frédéric Jésu et Catherine Hurtig-Delattre

Retour sur le Colloque organisé par l'IREPS ARA le 15 juin 2021 "La coéducation, un dialogue nécessaire pour la santé des jeunes adolescents"