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imageInteractions Santé - Septembre 2022



Aide alimentaire : " Il faut sortir d’une logique uniquement centrée sur les résidus et les restes."

Les épiceries sociales et solidaires offrent un soutien aux personnes en difficulté économique en leur permettant d’acheter des produits alimentaires à moindre coût. Ce sont aussi des lieux de rencontre, d’échange, avec pour objectif de sensibiliser autour de la santé et du bien manger.

Davantage de demandeurs, moins de bénévoles, difficultés d’approvisionnement et de financement : les conditions actuelles permettent-elles à ces épiceries d’assurer correctement leur mission ? Le système global de l’aide alimentaire n’est-il pas à repenser ?

Entretien avec Lucile MONOT
Responsable de l’épicerie sociale et solidaire de Trévoux dans l’Ain
Co-présidente du GESRA, Groupement des Épiceries Sociales et Solidaires Rhône-Alpes Auvergne

Comme beaucoup d’épiceries sociales et solidaires, constatez-vous une hausse des demandes d’aide alimentaire ?

La crise sanitaire liée au Covid 19 a eu pour nous un impact considérable. Dans notre épicerie, nous n’accueillons pas les publics en direct, ils nous sont orientés par des travailleurs sociaux. En 2020, nous avons constaté une perte significative d'orientations et donc une baisse importante de fréquentation à l’épicerie. Certainement que les solidarités interfamiliales ont beaucoup joué et que les populations se sont un peu recroquevillées.

Puis en 2021, avec le contrecoup financier du confinement pour les familles, la tendance s’est inversée avec une augmentation très forte des orientations : 250 ménages ont été orientés dans notre épicerie cette année-là, au lieu de 180 à 200 habituellement.

Le profil de vos usagers a-t-il changé ?

Nous avons toujours eu, parmi nos usagers, 30% à 40% de travailleurs pauvres ou de personnes ayant un emploi mais qui ont eu un accident de la vie. Mais à partir de 2021, la proportion de personnes proches de la classe moyenne, avec un « reste à vivre » largement supérieur à celui du seuil de pauvreté, s’est accrue de façon fulgurante. La situation de certaines familles a basculé : par exemple monsieur était restaurateur, madame avait démissionné pour lancer son entreprise. Ils vivaient dans des conditions plutôt confortables et en quelques mois, ils se sont retrouvés au RSA et nous les avons accueillis à l’épicerie. Bien au-delà de la crise sanitaire, le Covid a eu un impact financier à long terme sur les familles.

Aujourd’hui, fin 2022, je constate que nous accompagnons encore beaucoup de personnes qui ont des « restes à vivre » assez élevés. Pourtant à l’origine nous n’avions pas vocation à aider prioritairement ce genre de public.  Notre rôle ne consiste pas à nourrir les gens mais à les aider financièrement par le biais de l'alimentation. Or là, un fossé s’est creusé entre un public précaire qui s'est enfoncé dans une précarité bien plus grande et qui a besoin d’une aide alimentaire d'urgence, hors de notre champ… et des personnes de classe moyenne, qui n’ont pas de droits sociaux car ils sont toujours légèrement au-dessus des plafonds de ressources, et qui se retrouvent en chute libre quand quelque chose ne va pas.

Quelles autres répercussions a eu la crise sanitaire sur vos usagers ?

A la suite des confinements, en 2021, nous avons accueilli un public en grande souffrance psychologique, avec des sentiments d’isolement, des inquiétudes et des angoisses. Pour certains l'épicerie était le seul moment  qui leur permettait de voir du monde : le temps des courses s'éternisait parfois parce que c'était leur seule occasion de lien social. La crise sanitaire a fragilisé les gens les plus fragiles et a rouvert des plaies psychologiques. C’est pourquoi nous avons mené des actions beaucoup plus simples, comme des courtes promenades en extérieur, des petites dégustations pour papoter, afin de « prendre la température » et de créer des moments d'échange.

Beaucoup se sont aussi réfugiés dans un lien unique et rassurant avec leur animal de compagnie, au point parfois de se priver eux-mêmes. Nous avons donc noué des partenariats autour de ce cette question de l’animal, en nous approvisionnant en croquettes et en faisant intervenir une éducatrice canine. Cela a beaucoup apporté à certaines personnes, en leur permettant de parler un peu d'elles-mêmes, ce qu’elles font très peu, car pour elles parler de soi c’est prendre du temps pour soi, en oublier ses dettes et ses problèmes. Il y a un cercle vicieux autour de la culpabilisation.

Pouvez-vous toujours compter sur la mobilisation de vos bénévoles ?

Notre épicerie a perdu beaucoup de ses bénévoles. Auparavant nous pouvions compter sur 8 à 10 bénévoles actifs et 15 à 20 bénévoles dormants pour des actions ponctuelles. Aujourd'hui, nous n’avons plus qu’une seule bénévole active et 4 à 5 dormants.

Ce sont pour la plupart des gens retraités et âgés, qui se sont retirés du terrain pour se protéger des contaminations. Après 2 années d'inactivité, certains ont vieilli, ont décidé de limiter un peu leurs activités, d'autres ont fait d'autres choix de vie. Une forme de distance s’est instaurée et leur vision a changé.

Comme nous sommes un chantier d’insertion, nous avons des salariés que nous accompagnons dans la reprise d’une activité professionnelle. C’est grâce à ces 8 salariés que l’activité de l’épicerie peut se maintenir. Mais en l’absence de bénévoles, nous avons été contraints d’arrêter tous les ateliers, et notamment les ateliers cuisine.

En quoi les ateliers étaient-ils essentiels à l’activité de l’épicerie ?

Les épiceries sociales et solidaires ont vocation à travailler sur des actions collectives autour de la santé, de la nutrition, du bien-être, de la santé mentale, et pas seulement sur l'ouverture d’un magasin.
Avant le Covid nous faisions beaucoup d’ateliers, une quarantaine par an, avec au moins un atelier cuisine chaque mois. Nous avons fait venir des réflexologues plantaires, une éducatrice canine, monté des ateliers autour du budget, de la santé, de la lutte contre le cancer, du diabète, ou encore des actions culturelles avec le ticket cinéma solidaire.

Tout ceci était possible grâce à l’implication des bénévoles. La perte de nos bénévoles, conjuguée à la perte d’une subvention, a conduit à la disparition des ateliers. Nous avons essayé de relancer la machine en partenariat avec le Centre social, mais eux aussi peinent à trouver des bénévoles. Tout le monde s'essouffle, alors qu’il y a de vrais besoins sur le terrain.

Avez-vous également changé votre organisation dans l’accueil de vos usagers ?

Pour éviter les regroupements et respecter les mesures de distanciation, nous avions dû fermer notre accueil et instaurer des systèmes de rendez-vous pour les courses en magasin. Pour maintenir la possibilité d’échanger, de se sentir un peu écouté, une Conseillère en Economie Sociale et Familiale était présente pendant les temps de vente pour accueillir les usagers et discuter quelques minutes.

Même si avec le principe du rendez-vous on perd de l’amplitude d’accueil, nous l’avons maintenu car nous avons constaté que cette nouvelle régularité faisait faire des économies à nos usagers, avait un effet structurant et maintenait le lien entre eux et nous. Nous avons donc désormais des modalités d’accueil, de rencontres et d’accompagnement centrées sur le temps de courses en magasin. C’est un mode opératoire un peu différent, mais cela fonctionne.

Quel est votre réseau de partenaires sur le territoire de Trévoux ?

Nous n’avons pas vocation à garder nos usagers chez nous, bien au chaud à l’épicerie, le plus longtemps possible. Au contraire, l’objectif c'est qu'ils remontent la pente le plus vite possible et qu’on ne les revoit pas ! Donc nous orientons nos usagers vers nos partenaires : MJC, centres sociaux, établissements de vie sociale, bibliothèques, médiathèques, associations… Nos projets collectifs reposent sur l’idée de ne pas mobiliser du temps et de l’énergie pour refaire ce qui existe déjà. On peut par exemple mener des collaborations sur la gestion des déchets de façon conjointe entre l’épicerie et la ressourcerie.

Nous avons la chance d'être sur un territoire semi rural à rural avec très peu de turnover dans les équipes de nos partenaires. Notre réseau est un petit maillage avec des liens assez forts, on se connait bien, l'Information circule vite, ce qui n'est pas le cas en milieu très urbain où tout bouge beaucoup.

Sur le territoire de Trévoux nous avons une ressourcerie, une recyclerie, une médiathèque, un cinéma, deux centres sociaux… Nous avons aussi de forts partenariats dans les villes plus au nord où nous nous déplaçons. A Jassans-Riottier, le Secours Catholique, qui a un jardin partagé et propose des ateliers cuisine, gère notre accueil. J’interviens aussi ponctuellement au centre social et j'anime des ateliers pour les missions locales, par exemple. Ce sont autant d’occasions de parler de notre épicerie et de faciliter d’éventuelles orientations vers notre structure.

Mais si le Covid a touché les précaires, il a aussi atteint les professionnels et les partenaires. Il y a une crise dans le secteur social qui est forte, les recrutements sont très compliqués avec peu de candidatures. Notre action de terrain repose donc sur un équilibre fragile.

Quelles autres difficultés rencontrez-vous ?

Une autre difficulté concerne notre approvisionnement. Pour les produits secs, nous pouvons compter sur la Banque alimentaire, qui nous fournit 90% de notre stock en échange d'une cotisation de solidarité, grâce à la grande collecte nationale du mois de novembre menée par la Croix Rouge, les Restos du cœur, les secours catholiques, etc. Le complément nous est apporté par une collecte bio solidaire chez les Biocoop, une fois par an.

Mais pour les produits frais, nous recevons de moins en moins de dons alimentaires de la part des grandes et moyennes surfaces. C’est pourtant par ce biais, par les ramasses quotidiennes, que nous récupérons l’essentiel de nos produits frais. Jusqu’ici certaines nous donnaient leurs invendus, notamment en fruits et légumes.

Depuis la loi Egalim, la lutte contre le gaspillage alimentaire se développe et c’est une bonne chose en soi. Mais en conséquence, les grandes et moyennes surfaces ont des stratégies de meilleure gestion de leurs stocks, dans un souci d’anti-gaspillage ou de « Greenwashing » [2]. Elles mettent en place de nombreuses opérations promotionnelles pour écouler leurs invendus en fruits et légumes auprès de leurs propres clients. Dans d’autres cas, il suffit qu’un responsable du supermarché soit remplacé par quelqu’un d’autre pour que la politique du magasin change et que les dons cessent du jour au lendemain. Le résultat c’est que nous ne pouvons plus compter sur des dons de fruits et légumes.

Ce qui veut dire acheter, mais pour cela il faut des moyens. Notre dépendance aux subventions publiques devient de plus en plus forte. Actuellement, nous sommes subventionné par le Département de l’Ain, la CAF et plusieurs communes. Nos locaux sont mis à disposition par la commune de Trévoux et nous bénéficions du Crédit National pour les Epiceries Solidaires (CNES) [1].
Il faut continuer à trouver des solutions pour le fonctionnement, et les subventions ne sont pas toujours à la hauteur de la réalité et des besoins. Je dois donc chercher des enveloppes financières à droite à gauche, par exemple à la DDETS (la Direction Départementale de l'Emploi, du Travail, des Solidarités), pour acheter des produits locaux. Mais ce sont des enveloppes ponctuelles, et nous sommes actuellement en déficit.

Quel regard portez-vous sur le secteur de l’aide alimentaire aujourd’hui ?

Tous ces constats questionnent le système de l'aide alimentaire. En France, on a envisagé l’aide alimentaire uniquement sous l’angle de l’anti-gaspillage, en considérant que les pauvres mangent les poubelles des autres. La réalité, c'est bien qu’on approvisionne les associations qui nourrissent les personnes en précarité avec la poubelle des gens qui ont les moyens d’acheter. « Puisqu’on vous donne, vous ne pouvez rien dire ». Ou encore : « Les pauvres s'ils ont faim, ils mangent ». C’est cela le discours sous-jacent autour de l’aide alimentaire.

Une de nos valeurs fortes, c'est le respect de la dignité de la personne, le fait qu'elle soit consommatrice et actrice de sa consommation. Or les usagers de notre magasin n’ont pas de choix sur les denrées qu’ils vont consommer puisque nous-mêmes ne pouvons pas choisir les produits que nous récoltons. Et nous ne pouvons pas nourrir les personnes correctement.

Pourtant les personnes en précarité ont justement besoin de soutien pour leur santé, besoin d'un bon équilibre et de bonne qualité alimentaire. Le contenu de leur assiette est déjà souvent peu qualitatif, peut-être qu'on pourrait éviter d'enfoncer le clou en leur proposant des chips, du soda, des produits de mauvaise qualité, tous ces aliments qui sont donnés à la Banque alimentaire.
Et à ce jour, seule la plateforme d'achat via le GESRA nous permet d'accéder à des produits de qualité, des produits locaux ou bio.

Donc cela pose LA grande question du système dans sa globalité : ne faudrait-il pas séparer l'anti-gaspillage du système d'approvisionnement de l'aide alimentaire ? Pour sortir d’une logique uniquement centrée sur les résidus et les restes. D’ailleurs pour les écoles ou les collèges, il y a bien des filières qui sont pensées, réfléchies, pour que les produits aillent directement du producteur vers les établissements scolaires, pour que les menus soient composés de manière équilibrée. Et autour de l’aide alimentaire, il y aurait encore beaucoup de choses à réfléchir, comme le lien avec l'agriculture ou la juste rémunération du producteur.

En tout cas le système actuel ne pourra pas durer.

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[1] En tant qu’adhérent à l'Union des Groupements des Epiceries Sociales et Solidaires (UGESS).
[2] Le greenwashing (éco-blanchiment) est une méthode de marketing consistant à communiquer auprès du public en utilisant l'argument écologique.  Elle peut servir à promouvoir une image de marque plus responsable, éthique et écologique qu'elle ne l'est en réalité.


Propos recueillis par Anne Demotz, IREPS ARA.
Entretien réalisé pour la lettre Interactions Santé,  IREPS ARA, septembre 2022.


En savoir plus



Lucile Monot, responsable de l’épicerie sociale et solidaire de Trévoux, collabore avec l’IREPS ARA en sa qualité de co-présidente du GESRA, dans le cadre du projet régional « Formation des épiceries sociales et solidaires en Auvergne-Rhône-Alpes ».

Pour plus d’informations sur ce projet :
Régis Canaud, référent « nutrition et rythmes de vie », IREPS ARA.
regis.canaud@ireps-ara.org